Les « CoronApps » : pistes de réflexion sur la vague de techno-solutionnisme patriarcal

Auteur

Florencia Goldsman
Publié le : 26 May 2020

Ceci n’est pas un simple nouvel article sur les applis de traçage COVID-19 (« CoronApps ») s’ajoutant aux dizaines de textes déjà publiés dans les médias du monde entier. Ce texte se base plutôt sur l’affirmation que nous, les femmes, vivons un continuum de surveillance de nos corps et qu’en ces temps de crise sanitaire, ce contrôle est exacerbé. Nous ne pouvons pas nous déplacer en sécurité dans nos villes. Nous sommes violées ou tuées simplement parce que nous marchons dans la rue. Alors que nos maisons sont censées être un lieu pour se protéger et prendre soin de nous, nous y sommes aussi tuées. Nous allons donc nous pencher sur les avantages et les inconvénients au fait d’implémenter des CoronApps dans une perspective cyberféministe et intersectionnelle.

Aujourd’hui, en pleine crise sanitaire, les inégalités imposées par ce vieux système bien connu qu’est le néolibéralisme se font sentir jusque dans la chair. C’est pourquoi nous affirmons que les solutions ne peuvent pas être centrées sur le techno-solutionnisme : c’est-à-dire l’idée que la technologie (numérique), telle que nous la connaissons aujourd’hui dans sa version commerciale exacerbée, résoudra nos vies précaires. Cela signifie que les diverses implémentations technologiques présentées comme les solutions expresses aux problèmes historiques et structurels qui définissent nos systèmes de santé, d’éducation, de transport et de soutien au développement scientifique, ne fonctionneront pas par magie.

Nous devons nous situer et nous positionner dans le contexte. Comme le disent Silvia Citro et María Luz Rosa, aujourd’hui, plus que jamais, il convient de souligner à nouveau le lien intime entre l’expansion vorace de l’agro-industrie capitaliste et l’étiologie des récentes épidémies. « Il est politiquement nécessaire de le rappeler, pour ne pas l’oublier : les milliers de mort·e·s des fléaux sociaux persistants de la colonisation, de la violence et de l’inégalité capitaliste, ces autres mort·e·s, généralement pauvres et pas tellement blanc·he·s, font déjà partie du « paysage global » du capitalisme… Ce sont des morts naturalisées, supportables… Ce fléau jaune-blanc trans-classe est nouveau, et les blanc·he·s non pauvres, nous ne le supportons pas. C’est la triste nouveauté. »

Face à la stupeur, à la paralysie et à la peur causées par la catastrophe de la COVID-19, nous voyons comment les gouvernements du monde entier se sont précipités vers la technologie vue comme une alliée qui permettrait d’aider à freiner la pandémie. Nous verrons plus tard qu’au fur et à mesure que ces nouvelles technologies sont conçues, ce qu’elles contrôlent, ce sont les citoyen·ne·s. Voici une liste (non exhaustive) des applications de surveillance du monde partagée par le groupe Sursiendo, basé au sud du Mexique. Cela nous montre comment chaque territoire offre une « CoronApp » différente.

En fait, ce que nous voulons préciser dans ce texte, c’est que, quelle que soit l’urgence exigée par la situation actuelle, rien ne justifie le déploiement de nouvelles initiatives sans avoir préalablement pesé les risques ou appliqué les garanties liées à nos droits fondamentaux lorsque nos données les plus intimes sont en jeu. Et devinez quoi ? Ça concerne également nos corps.

Pour commencer, disons que les risques liés à l’utilisation de ces données sont variés et déjà bien documentés. Nous avons vu comment les données mobiles, les métadonnées telles que les données de localisation, ont été utilisées pour suivre notre fréquentation des espaces publics, pour surveiller nos mouvements de contestation, ainsi que pour persécuter les militant·e·s lors de manifestations.

Notions souhaitables pour la protection de notre vie privée

Dans de nombreux pays d’Amérique latine, en particulier au Brésil, en Équateur, au Guatemala et au Mexique, différentes organisations et institutions de la région sont préoccupées par les propositions gouvernementales concernant les applications technologiques permettant de suivre la propagation du virus. L’utilisation, les limites et les garanties de protection dans le traitement et la récolte massive des données personnelles et sensibles ne sont pas claires.

La journaliste Marta Peirano, spécialisée dans la technologie et les systèmes de surveillance, prévient que « nous devons faire très attention, car de nombreux gouvernements et de nombreuses entreprises justifient le développement d’applications et l’utilisation de données qui ne sont généralement pas autorisées. Ils le justifient par le succès des applications en Asie, mais, premièrement, ce ne sont pas les mêmes applications et, deuxièmement, sans tests préalables, les applications ne sont que des invasions de la vie privée ».

Cependant, des systèmes de géolocalisation et de suivi (connus sous le nom de traçage de contact), si utilisés de manière équitable, pourraient aider à suivre l’empreinte de la propagation du virus. Cela ne pourrait se faire qu’avec l’assurance que ces infrastructures de surveillance, créées pour faire face à la pandémie du coronavirus, seraient démantelées une fois la menace passée.

Amnesty International et plus de 100 autres organisations ont récemment publié une déclaration appelant à limiter ce type de surveillance. Les organisations ont énoncé huit conditions (disponibles sur Wikipédia) aux projets gouvernementaux visant à limiter la portée des autorisations pour ce type de technologie de surveillance.

  • La surveillance devrait être « légale, nécessaire et proportionnée » ;

  • L’extension des pouvoirs de surveillance et de contrôle devrait être limitée dans le temps ;

  • L’utilisation des données devrait être limitée aux objectifs de lutte contre la COVID-19 ;

  • La sécurité et l’anonymat des données devraient être protégés et leur protection devrait être assurée sur la base de preuves ;

  • La surveillance numérique devrait éviter d’exacerber la discrimination et la marginalisation ;

  • Tout accord de partage de données avec des tiers devrait se fonder sur la loi ;

  • Des garanties contre les abus doivent être intégrées et le droit des citoyens de réagir aux abus doit être préservé ;

  • Une « participation significative » de toutes les « parties prenantes », y compris les expert·e·s en santé publique et les groupes marginalisés, est nécessaire.

L’histoire nous montre un problème récurrent d’abus par les gouvernements lorsqu’ils commencent à utiliser ce genre d’outils. En Chine, par exemple, on assiste à un cas extrême de surveillance envers les citoyen·ne·s. Il faut en tenir compte, car si le géant asiatique a aujourd’hui des technologies de contrôle à une échelle aussi vaste c’est qu’il a d’abord opté pour une adoption progressive des techniques de surveillance. C’est une habitude dont il ne s’est plus jamais détaché. Selon M. Peirano, « si après cette urgence, il y a des gouvernements qui n’abandonnent pas la surveillance des citoyen·ne·s parce qu’ils découvrent que ces applications sont beaucoup moins coûteuses que d’autres moyens de contrôle, il est fort probable que la population ne le saura pas ».

Comment fonctionnent les applis COVID-19?

Si chaque application a ses propres spécificités qui varient d’un pays à l’autre, d’une entreprise à l’autre, l’essentiel est qu’elles viennent remplacer une semaine de travail manuel en suivi des contacts grâce à des signaux transmis instantanément. Pour ce qui est des propositions quant à la gestion des données, une priorité est donnée au ciblage vers un serveur central.

Les diagnostics de virus sont communiqués à un serveur, ce qui permet de recommander une quarantaine et un ensemble de mesures de distanciation en fonction des contacts potentiels qui sont désormais connus, tout en préservant l’anonymat des personnes infectées. Les personnes présentant des symptômes peuvent demander à être testées par le biais de l’application.

Il est important de rappeler que les applications doivent être une pièce de plus d’un dispositif plus large qui commence par des tests accessibles à toute la population, un accès à des infrastructures sanitaires de qualité et des informations épidémiologiques fiables visant à prévenir les maladies.

S’il existe des points de consensus sur la manière dont ces applications pourraient aider positivement, deux questionnements liés à des facteurs clés demeurent : c’est-à-dire le temps et la distance relatives à l’exposition. Les calculs de proximité par Bluetooth ont des limites technologiques et on ne sait pas très bien comment cela influencera les instances de santé publique dans leurs décisions d’alerter les personnes potentiellement infectées ou non. Il en va de même pour le système de localisation GPS qui est encore moins précis. Est-il souhaitable que ces applications soient légèrement hypersensibles au risque d’alerter excessivement des personnes qui n’ont peut-être pas été réellement à moins de 2 mètres d’une personne infectée dans le laps de temps requis ? Est-ce que l’application devrait avoir des seuils plus élevés afin qu’une personne alertée puisse être plus certaine qu’elle a été réellement exposée ?

Il est très probable que dans les jours qui suivent la publication de ce billet, ces obstacles soient surmontés, mais jusqu’à présent, la revue de la littérature réitère les incertitudes concernant l’équation de la distance entre les personnes saines et les personnes infectées. Des doutes existent également quant à l’allongement du temps d’exposition afin que les prévisions fournies par les technologies réduisent leur marge d’erreur.

D’une part, la nature de la transmission de la COVID-19 suggère qu’une application ne peut fournir que des informations très « brutes » sur la propagation du virus. C’est ce que mentionne le journal Wired : « si l’on considère qu’un téléphone est capable de déterminer sa position avec une précision comprise entre 7 et 13 mètres dans les zones urbaines, selon une étude publiée l’année dernière, et que la précision peut souvent être moindre. La COVID-19 semble se propager parmi des personnes qui ne se trouvent qu’à quelques mètres de distance. »

D’autre part, nous savons que dans de nombreux pays du monde, l’accès à l’internet, l’accès à des données sur téléphone et la possession d’un téléphone intelligent concernent principalement les classes les plus privilégiées. Le Big Data Institute explique que pour être efficace, au moins 60% de la population d’un pays devrait participer à ce suivi. Mauvaise nouvelle : on peut voir à l’horizon que la fracture numérique est évidente et constante. En effet, dans les pays en développement, on comptait en 2019 que seulement 19% des personnes étaient connectées (Union internationale des télécommunications).

Une application pour chaque COVID

Une BD, traduite en plusieurs langues, a bien expliqué comment une application devrait collecter, mélanger, accumuler puis partager des données privées. Par ailleurs, l'Electronic Frontier Foundation (EFF) rapporte que certaines applications dépendent d’une ou plusieurs autorités centrales qui ont un accès privilégié aux informations sur les appareils des utilisateurs et utilisatrices. « TraceTogether, par exemple, développé pour le gouvernement de Singapour, exige que tous les utilisateurs·trices partagent leurs coordonnées avec les administrateurs de l’application. Dans ce modèle, l’autorité gère une base de données qui attribue des identifiants à des coordonnées. Lorsqu’une personne utilisatrice est testée positive, son application télécharge une liste de tous les identifiants avec qui elle a eu des contacts au cours des deux dernières semaines. L’autorité centrale recherche ces identifiants dans sa base de données et utilise les numéros de téléphone ou les adresses électroniques pour communiquer avec d’autres utilisateurs·trices qui ont pu être exposé·e·s. Cela enlève aux utilisateurs·trices beaucoup de contrôle sur leurs informations pour en mettre beaucoup entre les mains du gouvernement. »

Selon l’EFF, il existe d’autres modèles où il n’y a pas d’autorité qui collecte des coordonnées réelles. Au lieu de cela, les utilisateurs·trices infecté·e·s peuvent télécharger leurs fiches de contact dans une base de données centrale, qui stocke les identifiants anonymes de toutes les personnes qui ont pu être exposées. « De cette façon, les appareils des utilisateurs·trices qui ne sont pas infecté·e·s peuvent régulièrement envoyer des pings à l’autorité avec leurs propres identifiants. L’autorité répond à chaque ping en indiquant si l’utilisateur·trice a été exposé·e. Avec des garanties de base en place, ce modèle pourrait être plus protecteur de la vie privée des utilisateurs·trices. Malheureusement, il peut encore permettre à l’autorité de connaître l’identité réelle des utilisateurs·trices infecté·e·s. Avec des mesures de protection plus sophistiquées, comme le mélange cryptographique, le système pourrait offrir des garanties de protection de la vie privée un peu plus solides. »

« Vous avez été en contact avec une personne testée positive au coronavirus, faites-vous tester et isolez-vous jusqu’à ce que vous connaissiez le résultat. » Les propositions d’Apple et de Google ressembleraient au message ci-dessus. « L’idée est de diffuser une liste de clés associées à des personnes infectées à des personnes proches qui utilisent l’application. Ce modèle fait moins confiance à une autorité centrale, mais crée de nouveaux risques devant être atténués ou acceptés pour les utilisateurs·trices qui partagent leur statut d’infection », note l'EFF.

Enfin, certains modèles d’application exigent que les autorités du système de santé certifient qu’une personne est infectée avant de pouvoir alerter les autres utilisateurs·trices de l’application. D’autres propositions pourraient permettre à leurs abonné·e·s de signaler eux-mêmes leur statut d’infection ou leurs symptômes, mais cela pourrait entraîner un nombre important de faux positifs, ce qui pourrait réduire l’utilité de l’application.

Ce qui est en jeu avec ces applications de suivi, c’est notre autonomie et l’utilisation de nos données les plus intimes. Comment cette contradiction sera-t-elle résolue dans les pays où la population se méfie historiquement des autorités et des responsables de la santé ? Que se passera-t-il dans les pays où il n’y a pas de réglementation sur l’utilisation des données personnelles ?

Enfin, nous nous souvenons clairement de la surveillance permanente qui est effectuée à travers l’exploitation commerciale de nos données. Facebook, Google et les entreprises d’analyse de données accumulent depuis des années des données de localisation très détaillées à des fins purement commerciales.

Nous savons, comme l’explique Marta Peirano, que de nombreuses entreprises vont profiter de ce moment où nous devons sauver des vies pour bafouer notre vie privée. Dans un territoire (l’Amérique latine) où environ 77% de la population ne croit pas à l’honnêteté des processus électoraux, 85% pensent que la corruption est un phénomène répandu et environ 66% doutent du système judiciaire, nous n’allons pas croire que nos gouvernements, avec toutes leurs lois, vont respecter la protection de nos données de santé, n’est-ce pas ?

Depuis la déclaration de l’état d’urgence et avec les confinements imposés par les États, on a légitimé de manière encore plus accélérée les mesures de cybercontrôle. Ces possibilités technocratiques existaient déjà auparavant, encore à l’état de germe, attendant l’occasion d’émerger. La plus omniprésente, c’est le suivi des mouvements par le biais des téléphones portables. C’est pourquoi on doit la remettre en question sous tous les angles possibles.

Peut-être que nous devrions rêver de technologies qui ne résoudraient pas les conflits grâce à la possession individuelle de téléphone portable. Peut-être que nous pourrions créer de façon collective des moyens de prendre soin de nous-mêmes, de gérer des bases de données dans une perspective respectueuse de la vie privée, avec une approche plus éthique et plus transparente de la collecte des données.

Nous devons réfléchir à de nouvelles micropolitiques basées sur la collaboration qui nous redonnent la possibilité d’être et de créer des technologies. Il peut s’agir de simples processus affectifs, comme entrer en contact avec les personnes autour de nous pour demander comment elles se sentent, en faisant quelque chose qui semble bête comme leur partager un mème pour les faire rire, en leur apprenant à se connecter à une plateforme VoIP sécurisée ou en ne partageant plus une nouvelle qui ne fait qu’alimenter la panique collective.

On peut ainsi contacter ces ami·e·s avec qui on pourrait créer une émission de radio, approcher les collectifs qui créent déjà des réseaux d’entraide et de partage de nourriture dans les quartiers dans le besoin, ou encore partager un jardin ou des pots de balcon pour en faire un potager de subsistance. On pourrait enfin créer des nouvelles technologies qui nous permettraient de ré-exister. On ne se concentrerait plus sur les solutions basées sur l’impulsion commerciale de la Silicon Valley ou sur le désir insatiable des États de nous contrôler, et on pourrait plutôt examiner toutes les technologies numériques (et analogiques) déjà disponibles autour de nous.

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